Black Frog est un artiste, un mercenaire qui ne semble pas être né à la bonne époque… et qui pourtant travaille dans le cinéma, le jeu vidéo, la BD, l’illustration, la littérature…
Avec plus d’une corde à son arc et l’expertise de 20 ans de métier, il s’imagine pourtant à construire une cabane dans les bois et donner des frites à son chien. Attention, ne vous fiez pas aux apparences, on peut être barbu et ne cacher aucun secret, ou s’habiller tout en noir et avoir l’âme d’un poète en quête d’évasion !
Pour en savoir plus, rendez-vous sur son site : www.igoralbanchevalier.com, et découvrez notre interview.
Aurélie Knosp : Bonjour Igor-Alban Chevalier, aussi connu sous la signature de Black Frog … Pourquoi ce « ridicule petit » surnom et depuis quand ?
Black Frog : Salut. Le ridicule petit sobriquet viens de mon passage chez les Studios Henson’s à Londres, là où j’ai commencé ma carrière dans le cinéma. J’étais le seul “Froggy” ils appellent les Français “grenouilles” et j’étais le seul qui dessinait des trucs un peu tordus et sombres… ça, plus cette manie que j’ai de m’habiller en noir et le sort était jeté. Le surnom s’est ensuite cristallisé au moment des forums sur le net comme Conceptart.org et Café Salé dont j’ai été un des piliers de comptoir pendant un bout de temps.
AK : Puis, question sûrement un peu bête (et désolée pour tes parents), Igor-Alban Chevalier, c’est ton nom de scène ou c’est ce qu’on retrouve sur ton acte de naissance ?
BF : Y’a pas d’mal, non, Igor-Alban Chevalier est mon vrai nom, mon père voulait m’appeler Igor, ma mère Alban et après une petite demi-heure de torture la nénette de
l’état civil a cédé en rajoutant un trait d’union entre les deux.
AK : En tout cas, ça sonne très français et un peu en dehors du temps…De toute façon, tu l’es un peu, non ?
BF : J’aime bien l’idée d’être un peu en dehors du temps en tout cas. J’ai toujours eu un peu l’impression d’être né un peu trop tard. Les années 1900 ou 1920 m’auraient sans doute mieux convenues. Quant à être “très Français”, je pense qu’après avoir vécu la moitié de ma vie à l’étranger un peu partout, je ne me sens plus vraiment très Français mais plus un habitant du monde en voyage perpétuel.
AK : Tu as un panel impressionnant de créations avec une variété de supports et de médias remarquable. D’où te vient cette énergie (j’ai envie de dire dévorante) de créer ?
BF : Pour être honnête, l’énergie vient certainement de l’ennui. Je déteste faire la même chose tout le temps. Être confortable n’est vraiment pas mon truc. J’ai besoin d’apprendre continuellement, et d’attaquer de nouveaux problèmes. Rien ne m’ennuie plus que de me répéter.
AK : D’ailleurs, es-tu autodidacte ou as-tu suivi une formation ? Dans ces deux cas, quel est ton parcours « scolaire » et ton entrée dans le monde professionnel ?
BF : J’ai suivi une formation (Bac arts appliqués et école de BD à Bruxelles) mais j’en ai tellement peu retenu… ou reçu qu’il est en fait plus vrai de dire que j’ai appris la plupart de ce que je sais tout seul. Avec l’exception de mes premiers pas en bande dessinée que je dois aux conseils précieux de mon ami CAZA, un des vieux brisquards de la revue culte Métal Hurlant.
AK : Difficile de te mettre une casquette, tant tu multiplies les productions pour des clients aussi variés que Dreamworks, Sony, Marvel, Blizzard … Comment définis-tu ton métier, tes missions ?
BF : Je me définis comme une sorte de mercenaire. Rien de ce que je fais pour le cinéma ou les jeux vidéos ne m’excite particulièrement. C’est juste au plus offrant. Mais dans le principe je peux créer pour le client, s’ il le désire, un monde sur-mesure, clefs en main, à partir de rien, de la conception visuelle à l’écriture.
AK : Quelle est la clé pour une si grande adaptabilité ?
BF : Je prends un certain plaisir à faire du sur-mesure, ça m’oblige encore une fois à sortir de ma “comfort zone”, et mes goûts sont aussi très éclectiques.
AK : Tu cites, entre autres X-Men, Harry Potter, Halo, peux-tu expliquer ce que tu as fait sur ces productions (ou d’autres qui te semblent plus marquantes) ?
BF : Pour la plupart des films et des jeux vidéo sur lesquels je travaille, je fais du design de personnages, de monstres, de décors, de véhicules, de robots et pas mal de storyboard, tout ça étant un peu une extension de ce qu’un dessinateur de bande dessinée doit être capable de gérer sur un album.
AK : De plus, quel a été ton rôle sur Tank Girl (on retrouve certaines couvertures dans ton portfolio) ?
BF : Jusqu’à ce jour, j’ai fait 4 illustrations de couvertures pour Tank Girl, j’en ferai sans doutes d’autre dans le futur. J’aime bien, ça me fait marrer et ils me laissent carte blanche, ce qui est dans ce milieu du jamais vu.
AK : En 20 ans de carrière, de quoi es-tu le plus fier ? As-tu un regret ?
BF : Je ne suis vraiment fier de rien. D’une part, je ne pense pas que la fierté soit un trait de caractère à cultiver… plutôt à faire disparaître en fait. Les gens fiers ont bien trop à prouver, ce qui est assommant et d’autre part pour être fier de quelque chose, faudrait-il encore qu’elle nous appartienne. Or, quand on travaille pour un client, le seul réel plaisir qu’on peut prendre, au-delà du coté financier, est le plaisir du travail bien fait et de celui donné au client. À moins d’être un fan de tel ou tel projet, ce qui vraiment très rarement mon cas.
La question du regret est intéressante.
Je suis content d’avoir fait mon chemin dans cette carrière, j’en avais envie et je suis heureux d’avoir trouvé l’énergie et le courage de me lancer dans la bande dessinée et l’écriture. Disons que je pense, avec du recul, qu’il est un peu ridicule de regretter quoi que ce soit, les décisions qu’on prend tout au long de sa vie sont prises pour des raisons qui ont un sens au moment où on les prend. “Chaque chose en son temps” il y a des choses que l’on ne comprend qu’après avoir vécu un peu et d’autres qui doivent passer par la proverbiale main au dessus du feu pour voir si ça brûle… (comme mes 6 années passées à Los Angeles à travailler pour Hollywood par exemple).
AK : Concernant la BD, tu sembles proche de Dave Mc Kean (un de tes dessins y fait référence) et de Ben Templesmith… Peut-on vous mettre dans la même catégorie avec des influences et des méthodes similaires ?
BF : Je ne connaissais pas Ben Templesmith. Pas franchement ma tasse de thé. Quant à Dave Mc Kean, je pense que, si on a des choses en commun, c’est de tous les deux avoir une narration un peu élitiste et un coté ours des bois. Quand aux influences je les pense bien différentes.
AK : Quelles sont tes sources d’inspiration et les artistes/auteurs qui te font vibrer ?
BF : La liste est longue, pour faire court, disons John Singer Sargent et Climt pour la peinture, Rambrandt Bugatti pour la sculpture, Otto Wagner et Hugh Ferris pour l’architecture, Gustave Doré, Eduard Thöny et Carlos Nine pour l’illustration, Mike Mignola, Moebius, Hugo Pratt, Winsor McCay, Sergio Toppi, Alberto Breccia et Alex Toth pour la BD, Mikail Boulgakov, Mikhail Boulgakov, Boris Vian, Louis Ferdinant Céline, Stephen King et Ray Bradbury pour l’écriture. Oui, j’ai un peu des goûts de vieux :).
AK : Les carnets de la grenouille noire semble être un récit autobiographique et initiatique, que recherches-tu pour toi et le lecteur ?
BF : Pour moi, le plaisir de pouvoir donner mon coeur au lecteur. Pour le lecteur, avec un peu de chance, le plaisir d’avoir le sien vibrer au son du mien.
AK : Pourquoi l’avoir renommé The Spark Book et le mettre gratuitement à disposition (voir son Patreon)?
BF : Je voulais le mettre gratuitement à disposition par pure envie de partage. J’écris des histoires pour qu’on les lise, pas pour en faire de l’argent. Quant au nom de la série, j’ai envie d’en faire une sorte de bible, un mythe utilisé comme un manuel. Et reprendre le nom de la société secrète du livre, dans le titre, est aussi beaucoup plus “sexy”.
AK : Pour l’écrire, tu t’es donné comme objectif 300 pages en 30 jours (ainsi que 40 pages en 4 jours pour The good king and the liar). Pourquoi t’être lancé un tel défi ?
BF : Les 11 volumes des Carnets De La Grenouille Noire auront tous été écrits suivant la même recette. J’aime me donner des défis, en fait la plupart des projets que j’ai réalisé n’auraient pas vu le jour sans défi. Si je sens que je pourrais sans doute le faire, que je n’en suis pas certain et que c’est potentiellement très casse-gueule, ça m’excite et je ne peux pas résister. Les deadlines d’un mois ou moins c’est souvent parce que si ça prends plus longtemps je me lasse.
AK : D’où t’est venue l’envie de fonder Dynamopress, ta propre boîte d’édition ?
BF : Par besoin de pureté et par frustration. Je passe ma vie à avoir des clients donner leurs avis et modifier mon travail, j’ai besoin d’un coin à moi où je peux créer sans que quelqu’un d’autre ne change un trait de ce que je dessine ou une virgule de ce que j’écris.
AK : Par ailleurs, pour développer ton jeu, « HEAD ACHE Or The Mind Boggling Adventures Of The Black Frog”, tu as fondé The Boredom Ministry, avec Grégoire Dèlzongle et Rick Bull/DeepChild… Comment s’est faite une telle association ?
BF : L’association s’est faite par chance, mon chien a choisi de lécher l’oreille de Rick dans le bar où je prenais mon café tous les matins à Berlin, Grégoire m’a été envoyé par un ami commun et on s’est mis au boulot sans vraiment y penser, ça glisse tout seul.
AK : Dans HEAD ACHE Or The Mind Boggling Adventures Of The Black Frog”, on incarne un personnage (qui te ressemble) et qui nous emporte dans les tréfonds de son cerveau.. Pourquoi, une sorte de besoin de nous emmener dans tes tourments ?
BF : Je crois qu’a chaque fois qu’on écrit c’est par besoin de pouvoir communiquer des émotions trop subtiles ou trop difficiles à extraire pour le langage parlé. C’est juste le besoin dêtre “connu” dans le sens “compris” au plus profond du terme. Qu’au moins quelqu’un sache qui nous somme intimement avant de disparaître. Ici c’est un peu la même chose même si le support et par nature très ludique. J’avais envie de truffer le jeu de ma vision de la vie et de la tordre un peu.
AK : Quelle est la suite du développement pour la petite grenouille noire barbue ?
BF : On travaille toujours sur le prototype, le jeu va être une saga épique à la Zelda mais avec une histoire multiple et complètement folle. Dès qu’on a un truc jouable on montera un Kickstarter et on le sortira un Opus après l’autre.
AK : Pour continuer à parler jeu vidéo, tu as récemment illustré 5 albums d’Outlast, the Murkoff Account (à découvrir gratuitement ICI). Comment s’est passé le partenariat avec Red Barrels ? Quelle était la commande avec quelles obligations et quelles libertés ?
BF : Oui, j’ai eu le plaisir de travailler avec les gars de Red Barrels sur 5 numéros de 22 pages. J’ai mis en page le scénario de JT Petty et j’étais supervisé par Hugo Dallair sur le visuel. Ils m’ont laissé créer un style pour le ton de la BD et j’ai juste eu à illustrer le reste. Pas vraiment de contraintes autres que des petits détails de raccord entre le jeu et la BD.
AK : Avais-tu joué au premier Outlast et étais-tu impliqué dans le développement du second ?
BF : Non, malheureusement, avec mon boulot de Freelance je n’ai jamais eu le temps nécessaire pour m’y mettre.
AK : Tu sembles avoir eu autant de limites pour créer les Comic Books que celles présentes dans le jeu…C’est à dire pratiquement aucune ! Mets-tu des limites à l’horreur (sujets tabous) ? As-tu des remords (faire éclater des têtes, des personnes malades, des femmes enceintes…) ?
BF : Moi, personnellement non, pas de tabous… en rien. Pour quoi faire? 🙂
AK : Quel est ton jeu vidéo d’horreur et ton jeu vidéo (tous les genres confondus) préférés ?
BF : Je dois avouer que l’horreur n’est pas mon genre favoris. Ça m’amuse de me faire une petite frayeur comme tout le monde mais je suis plus à la recherche de subtilité.
Mon jeu vidéo préféré serait sans doute ICO sur Playstation 2.
AK : Pourquoi ?
BF : Parce que ce jeu pue tellement la poésie qu’on ne peut qu’en tomber amoureux.
AK : Qu’est-ce que le jeu vidéo permet, que la BD ne permet pas, et réciproquement !
BF : Le jeu vidéo permet l’immersion totale au niveau visuel et sonore et l’interactivité, qui manque, bien évidemment, à la bande dessinée.
La bande dessinée, elle, permet à l’auteur, un contrôle total de l’histoire, du cadrage, du dialogue et de la création du livre de A à Z puisque il est rare de pouvoir tout faire tout seul sur un jeu vidéo alors qu’en BD c’est tout à fait possible.
AK : Pour reprendre une de tes phrases, en quoi « Less is more » ?
BF : Less is more parce qu’il n’y a rien d’élégant dans le fatras ou dans la surabondance, parce qu’il n’y a rien de subtil dans le trop et qu’il ne peut y avoir de pureté que dans la dépouille.
AK : Tu sembles être un acharné de dessins. Parfois, tu n’aurais pas juste envie d’élever ton chien et de conduire ton truck ?
BF : Je dois avouer que je le suis de moins en moins en fait. J’en ai un peu fait le tour… je pourrais mieux dessiner bien sûr, ou mieux peindre, ou mieux sculpter, mais je commence à en avoir marre de faire des jolies images qui ne servent à rien. Si ça fait un peu partir pendant qu’on bosse dessus mais vivre la vraie vie loin de l’ordinateur ou de l’atelier c’est bien aussi.
Il est impossible d’élever mon clébard, il n’en fait qu’à sa tête, mais oui, en ce moment, et de plus en plus, tout ce dont j’ai envie, c’est d’aller me perdre dans la forêt Czech avec “Brat” mon Zil 157 et “Cestra” ma M72 pour aller y construire ma maison avec une hache…
Et de ne plus faire qu’écrire des romans… et de forger des lames… et de tatouer un peu… et de sculpter des nénettes à poil, si j’en trouve dans les buissons…
AK : Un bel avenir ^^. En attendant, où pouvons-nous retrouver tes œuvres exposées ?
BF : Sur mon site et à la galerie Arludik à Paris. Diane Launier est ma galeriste officielle.
AK : Un conseil pour celui où celle qui souhaite se lancer dans la création artistique (BD, jeu vidéo, cinéma)
BF : Je pense qu’il est impératif de garder au moins la moitié de son temps pour ses propres créations. C’est le seul moyen d’éviter la noyade.
AK : Enfin, dans ta biographie, il est dit que les hommes qui portent une barbe cachent toujours quelque chose… Alors, tu caches quoi ?
BF : Si je cache quelque chose je ne l’ai pas encore découvert.