À l’image de son destin, Fumito Ueda est l’un des conteurs contemporains à œuvrer pour des horizons vidéoludiques différents. Qualifiés « pompeusement » de jeux d’auteur, ces productions ont quelque chose à part : une direction artistique, un univers, une histoire, des personnages, une ambiance, un gameplay… qu’on ne voit pas ailleurs. Depuis mes premières pérégrinations numériques jusqu’à aujourd’hui, ces titres qui m’ont émus, bouleversés, estomaqués ou retournés, se comptent sur les doigts d’une main. Journey, Shenmue, Metal Gear Solid, Bioshock, Ico, Shadow of the Colossus… ce sont ces expériences, immersives et déstabilisantes, qui m’ont fait tomber dans la marmite des jeux vidéo. Avec The Last Guardian, on s’attendait forcément à une aventure dans la veine des précédentes épopées de Ueda-san mais avec le développement (très) compliqué, on pouvait craindre le pire. À vrai dire, on aurait signé pour un jeu juste correct. Aussi, atteindre un tel niveau émotionnel avec toutes les péripéties qu’a connu le jeu, cela tient du miracle. Il y aura un avant et un après The Last Guardian.
Au fond d’une grotte humide, un enfant couvert de tatouages gît sur le sol. Alors qu’il reprend difficilement ses esprits, il découvre, stupéfait, qu’il n’est pas seul. Non loin de lui se dresse une créature, blessée, apeurée et donc menaçante. Pendant un temps, le garçon et la bête s’observent, se jaugent et gardent une distance de sécurité. Enfin, surtout la créature. Souffrant des pieux encore enfoncés dans sa chair, elle pousse des cris et prend une posture défensive. Première rencontre, premier choc, Trico (c’est son nom) réagit de la même manière que le ferait un animal emprisonné et blessé. Alors que le gamin se déplace dans la grotte pour comprendre ce qu’il fait là, la bête le scrute sans le lâcher du regard. Celui-ci est perçant, offensif. Le Docteur David Sands, Membre de l’Association des Comportements Canins et Félins est formel : « C’est l’instinct de survie de l’animal qui prend le dessus, ‘est-il une menace ? fait-il partie de son groupe social ou non ?’ Le garçon se demanderait ‘cette créature va-t-elle me mordre ? Va-t-elle m’attaquer ?‘ » Lors des premières minutes, le joueur se trouve désemparé de la même manière que la créature qui lui fait face. Lorsqu’il s’approche, Trico devient agressif, se met à hurler et l’invite à déguerpir au plus vite. C’est alors que le regard du joueur est attiré par des tonneaux qui traînent dans la grotte. En réalité, il s’agit d’une nourriture dont raffole la bête. Voilà l’occasion de l’apaiser, au moins pendant un temps, pour pouvoir lui enlever ces pieux qui l’a font souffrir. Mais là encore, malgré le repas qu’elle ingurgite, la douleur est si intense que la créature, dans un sursaut, éjecte le garçon qui s’écroule, assommé. Le Docteur Sands ajoute : « Le premier stade d’une relation passe par la nourriture et c’est à partir de ce moment que l’animal comprend que la relation est établie, en partageant de la nourriture. C’est ainsi que se construit le lien et la confiance. Tu as de la nourriture, tu la partages avec moi. » Après trois tonneaux, Trico comprend que ce bambin n’est pas un danger. Dès que l’enfant enlève les chaînes qui retiennent l’animal prisonnier, un lien se créer et va conduire le gamin et la bête à vivre une aventure hors-normes.
L’échelle de la vie
Bien qu’une relation de confiance s’instaure peu à peu, The Last Guardian joue sur les émotions et les attitudes de Trico pour amener le jeu vidéo à un niveau jamais atteint. Aucun animal virtuel, quel qu’il en soit, n’atteint le degré de réalisme et de précision de cet animal mi-chat, mi-chien, mi-griffon. Après être sorti de votre grotte, vous allez ainsi instaurer une notion de fraternité, avec un garçon qui a besoin de son compagnon pour s’en sortir et vice-versa. Fumito Ueda a été élevé avec des animaux (chat, chiens, oiseaux et même un singe) et il connaît parfaitement les clés pour élever un copain à poils ou à plumes. Comme l’indique David Sands, « pour élever un animal, il faut lui donner des ordres. Les gens qui élèvent des dauphins les feront se mouvoir, suite à des sons ou des signaux particuliers. Trico, lui, regarde le garçon en se demandant ‘que veux-tu que je fasse ?’ et le garçon répond ‘voilà ce que je veux que tu fasses.‘ » L’intelligence de The Last Guardian passe par le fait qu’on comprend assez vite ce qu’il faut faire, en jaugeant l’environnement, en apprenant à s’adapter aux différentes aptitudes de Trico. Au fil de la progression, la relation entre le garçon et l’animal évolue et se montre stupéfiante par bien des aspects. Les tonneaux, que vous récupérez pour le nourrir (à de nombreuses reprises, vous serez amené à le soigner ou le revigorer de cette manière), seront l’un des points cardinaux de cette relation. Au départ, vous les lui lancez un peu à l’arrache. Et puis, petit à petit, vous pourrez les lancer pour qu’il les attrape en plein vol ou il viendra carrément les chercher jusqu’à vos bras. Les animations sont absolument incroyables et il faut voir Trico évoluer pour le croire. Son corps s’adapte toujours à l’environnement, les plumes sont d’un réalisme saisissant et on peut en dire autant des mouvements du garçon. Au départ craintif, il finira par braver sa peur pour grimper sur ce nouveau compagnon et ainsi atteindre des lieux inaccessibles du fait de sa petite taille et de son manque de puissance. D’ailleurs, en parlant de puissance, les quelques combats que vous aurez à accomplir ne se feront qu’en présence de Trico, le seul à pouvoir vaincre les gardiens de ces temples étranges. Le gamin, quant à lui, n’aura pas d’autres choix que de se faufiler et de fuir, en évitant de se faire attraper pour finir dans l’une des portes « d’où on ne revient pas ». Pour interagir avec Trico, le bambin peut bien sûr compter sur sa voix ainsi que sur des miroirs (ou boucliers). Ces artefacts brillants permettent de donner des ordres à Trico. Comme le révèle David Sands, ces objets s’inscrivent dans une véritable logique : « On peut dresser un animal et développer une attitude spéciale en utilisant des objets. Les chats et les chiens, par exemple, sont captivés par les points lumineux et cherchent à les attraper. Dans le jeu, il existe des boucliers réfléchissants que vous pouvez diriger vers une zone. C’est un procédé pouvant servir à dresser un animal. » Comme le confirme le professionnel, The Last Guardian est donc bel et bien une imagerie réaliste de la relation « homme-animal » en tant que telle. En se protégeant mutuellement, les deux entités, qu’elle soit humaine d’un côté ou animale de l’autre, s’entraident, souffrent en duo, communiquent avec leurs moyens. C’est ce qui rend le jeu si attachant et puissant émotionnellement.
Un jeu vidéo qui se fait oublier
Parler de The Last Guardian ne sert finalement pas à grand-chose. L’expérience doit se vivre pour être comprise. Par rapport à tous ses déboires, il est vrai que le jeu, que ce soit par ses caméras ou son gameplay, se montre déséquilibré. Parfois beau, parfois plus quelconque, il est sauvé par un univers onirique qui rappelle les précédents jeux de Fumito Ueda ainsi que des productions comme les Panzer Dragoon, eux-mêmes inspirées des travaux de Moebius. Très vertical dans sa progression, The Last Gardian oblige le joueur à repasser à plusieurs reprises dans les mêmes endroits mais la mise en scène est si soignée et le jeu si intelligent que ce défaut devient imperceptible. On a aussi entendu énormément parler des problèmes de caméra. Ces derniers sont réels et peuvent agacer mais on s’en accommode très rapidement, surtout quand on se remémore les débuts de la 3D dans le jeu vidéo. Que ce soit sur PlayStation, Saturn ou d’autres machines avant elles, il y a des jeux qui sont bien plus catastrophiques à ce niveau. Alors forcément, on n’est plus habitué à galérer de la sorte en 2016 mais la focale se laisse dompter. Pour terminer, l’intelligence artificielle de Trico a fait couler des hectolitres d’encre, la faute à une créature qui ne se laisse pas dicter sa conduite comme on le voudrait. En réalité, c’est le cumul des ordres (le gamin peut donner différents ordres) qui fait perdre la boule au compagnon ! En revanche, si vous prenez le temps, que vous vous positionnez au bon endroit en lui indiquant quelle direction suivre et/ou quoi faire, il vous obéira dans la majeure partie des cas sans broncher. Essayez de donner des ordres à votre chien ou votre chat. Tant bien même qu’il s’agisse de votre animal de compagnie depuis des années, il ne voudra pas toujours vous écouter. En revanche, à force de vivre avec lui au quotidien, vous finirez par appréhender sa manière de se comporter. Avec Trico, c’est exactement la même chose et dès que la relation de confiance sera nouée avec votre ami, vous n’aurez plus de cheveux à vous arracher pour qu’il vous écoute. Mais forcément, tout cela se traduit par un apprentissage qui demande du temps.
The Last Guardian est un jeu posé, lent par moment, contemplatif souvent mais qui dépeint un univers et une histoire d’une telle puissance qu’on en reste scotché. On ne parle même pas de la fin, sublime et parfaite, qui occasionne des tonnes de théories. Fumito Ueda sait raconter les histoires comme personne et démontre, à qui veut l’entendre, que l’émotion n’a pas besoin obligatoirement de dialogues. En terme de portée émotionnelle, on se situe au même stade que les anciennes productions de Ueda mais aussi de jeux comme Journey. Cela est rendu possible par la passion de développeurs qui n’omettent aucun détail (absolument aucun), tout en travaillant la mise en scène. On ne parle même pas de la musique, grandiose, qui vient accompagner chaque moment vécu avec un talent rare. Il aura fallu dix ans à Ueda et son équipe pour aboutir à ce chef d’œuvre mais le résultat est si terrassant (c’est le mot) qu’on en parlera encore dans une décennie. L’autre jour, je me faisais la réflexion suivante : « Finalement, j’aurai sans doute atteint la quarantaine quand Fumito Ueda nous livrera son prochain jeu. » Il ne reste plus qu’à espérer que nos vies soient assez longues pour qu’on goutte un maximum à ce type d’expériences venues d’ailleurs. Il est évident que Fumito Ueda ne nous a pas encore tout raconté…
Conclusion du rédacteur : MERCI
Il aura donc fallu attendre le 7 décembre pour que l’année 2016 nous livre l’un de ses GOTY. Impossible de ne pas se remémorer tous ces moments passés en compagnie de Trico, surtout quand défile le générique de fin ou que l’on découvre la dernière séquence, d’une puissance inouïe. Pour tous les joueurs qui ne retiennent que l’expérience (c’est à dire qui ne se limitent pas à la technique ou même au gameplay), The Last Guardian est assurément un indispensable. Un jeu de cette ampleur, on en voit qu’un ou deux par génération de machines. Quand apparaît le trophée « Prompt émissaire », on reste ébahis par ce que l’on vient de vivre, découvrir et il est difficile de lancer un autre jeu. Un peu comme lorsqu’on a du mal à quitter son fauteuil après avoir pris une baffe cinématographique. The Last Guardian, c’est ça, c’est un jeu d’auteur qui pourrait dire à tout le monde : vous voyez, le jeu vidéo est un art. Merci Fumito Ueda, merci pour ce moment unique.
Points positifs :
- Un univers onirique et unique
- Trico est vivant, littéralement
- Portée émotionnelle sans équivalence
- La qualité de la mise en scène
- Une progression naturelle
- Les musiques fabuleuses
- La relation qui se noue entre l’enfant et la créature
- Les hypothèses et théories qu’il fait naître
Points négatifs :
- Certains aspects démontrent que le développement a débuté sur PS3
- Les caméras, parfois à la rue
- Animal oblige, Trico n’obéit pas au doigt et à l’œil
Éditeur : Sony – Développeur : Sony Japan Studio – Genre : Aventure – Sortie : 7 décembre 2016 – Plateforme : PS4