Crédits artwork d’ouverture : Daniel Vendrell Oduber
Tokyo. Quartier de Haneda, un jour de janvier 1987. Dans les locaux de SEGA, la petite équipe de Yu Suzuki réfléchit à sa nouvelle production. Le jeune homme, entré dans la société en 1983, n’est toujours pas rassasié. Déjà auteur de trois hits surpuissants (Space Harrier, Hang On et Out Run), il souhaite réaliser, une nouvelle fois, un jeu qui sorte des sentiers battus. Mais d’avance, il sait une chose : SEGA ne lui laissera pas la même liberté financière que pour Out Run. Pour le jeu mettant en scène un ersatz de la Ferrari Testarossa (ce qui a valu à la firme japonaise plusieurs procès avec la marque automobile), il n’a pas hésité à traverser une partie de l’Europe pour s’imprégner de l’ambiance transcontinentale. Désormais, il va falloir rester sur place et faire avec les moyens du bord…
L’inspiration à la Miyazaki
A l’inverse des autres projets, celui-là n’a pas vraiment de plan défini. Le créateur a annoté quelques directions sur un carnet, mais l’équipe ne sait pas trop où elle va. Son idée principale est de reproduire un jeu dans la veine du long-métrage « Le Château dans le Ciel » de Hayao Miyazaki (Ghibli). Mélanger un jeu plein de couleurs à de la science-fiction avec un aspect visuel proche d’un dessin animé, voilà ce qu’espère Yu Suzuki à cet instant précis. La création du jeu débute d’ailleurs en ce sens. Pourtant, rapidement, quelque chose ne va pas… Bien que le projet soit attirant, il y a un élément qui va venir tout bouleverser : l’orientation commerciale. SEGA, à l’époque, ne vise plus uniquement le marché japonais. Le constructeur voit plus loin, et notamment les États-Unis et l’Europe. Et en l’état, avec des couleurs pastel et ses formes toutes arrondies, le jeu ne sera pas assez fédérateur pour l’occident. Yu Suzuki est obligé de changer le style graphique sous peine de toucher qu’une partie du public.
Rester dans les airs mais…
Pour le concepteur d’Out Run, il n’est pas question de faire totalement marche arrière. Ses deux derniers jeux étant très « terre-à-terre », le japonais souhaite conserver le concept du vol et cette liberté de voyager à travers les nuages. A l’époque, l’Europe n’est que la cinquième roue du carrosse, à l’inverse des U.S.A. Pour toucher le public américain, Yu Suzuki a alors un déclic : il remplace l’aéronef et l’univers « fantasy » par un F-14 et des décors réalistes. Le choix du F-14 n’est pas anodin, il s’agit d’un avion de chasse très réputé. Avec son look reconnaissable entre mille, ses ailes « repliables » et ses turboréacteurs, il demeure une pièce importante de l’aviation militaire. Et forcément, lorsqu’on pense au F-14, on pense irrémédiablement au film Top Gun. Pourtant, Yu Suzuki l’affirme : il a eu cette idée de jeu avec des avions de guerre avant de découvrir les exploits de Pete « Maverick » Mitchell, le pilote joué par Tom Cruise. En revanche, il apparaît évident que l’équipe de développement a puisé quelques éléments dans le célèbre long-métrage durant la production du jeu.
Le choix des décors
Limité en budget, Yu Suzuki n’a pas effectué de voyage pour After Burner. Pour ce titre, il a dû se contenter d’un magazine spécialisé dans les destinations touristiques : AB-Road. A 300 yens le canard, ça fait une sacrée économie ! Quoiqu’il en soit, toujours dans son souhait de réalisme, le créateur est allé puiser dans des environnements variés. A l’origine, il voulait que le jeu s’étende de l’Italie aux Pyramides d’Egypte. D’ailleurs, pour la petite histoire, l’équipe de développement a essayé de marier les paysages de la Méditerranée à ceux du Golf persique mais le résultat était trop improbable pour être exploitable. Autre point, qu’il faudra forcément analyser un jour, c’est de voir à quel point l’Histoire peut influencer l’univers du jeu vidéo. En effet, Yu Suzuki voulait intégrer des décors de l’Union Soviétique mais ce fut beaucoup plus compliqué. Et ce, pour deux raisons :
– Problèmes politiques : à l’époque, le CoCom était encore en cours. Ce comité visait à s’assurer que les pays de l’Union Soviétique et de la République Populaire de Chine ne puissent importer des marchandises de nature militaire ou d’intérêt stratégique. Pour des raisons d’ordre politique, Yu Suzuki n’a pas pu ajouter des paysages de l’Union soviétique.
– Problèmes techniques : Reproduire le Kremlin, avec ses multiples formes et couleurs, n’est pas une mince affaire. La tâche était un peu trop complexe à réaliser avec le matériel de l’époque.
Le temps, c’est de l’argent
Déjà frustré par son expérience sur Out Run (le Japonais estime que le jeu ne contient que 50% de ses idées initiales), il l’est tout autant avec After Burner (avec ce titre, il jauge le travail effectué à 60% de ses envies d’origine). Au départ, Yu Suzuki, toujours aussi ambitieux, voulait des duels avec deux avions en face à face, mais aussi que le pilote s’éjecte en parachute avant l’explosion du chasseur. Mais faute de temps, tout cela n’a pas pu être réalisé. ll faut aussi savoir que la borne a coûté une blinde ! En dépit de concepts récupérés sur d’anciens modèles, celle-ci embarque un tout nouveau système à l’époque : le X-Board ! En clair, il s’agit d’un hardware surpassant largement ce qui se faisait auparavant avec Out Run (technologie 4MB) : beaucoup plus de sprites affichables à l’écran, deux fois plus de « tiles « (ou tuiles, ce sont des « blocs » que l’on assemble pour créer les éléments du décor) et d’effets (rotation, déformations, etc.). En clair, il a fallu adapter ou modifier de nombreux composants : la PCB (le circuit), le châssis, la « Mask ROM »… Sacré challenge ! On comprend mieux pourquoi Hayao Nakayama n’a pas souhaité dilapider les recettes obtenues avec Out Run. Et qu’aucun voyage n’a été réalisé pour la conception du jeu…
Un jeu intemporel
After Burner a marqué son temps et s’est rapidement fait une place dans la « pop-culture ». On peut notamment voir la borne à différentes reprises dans des films comme Terminator 2 ou encore Suburban Commando. Prendre les commandes d’un avion, faire feu sur l’ennemi avec la mitraillette et les missiles, traverser à toute vitesse des paysages ultra variés… c’était grisant pour l’époque et c’est encore très fun aujourd’hui ! Il est d’ailleurs amusant de noter que SEGA a glissé un caméo assez amusant au tout début du stage 13. On peut y voir une Ferrari Testarossa avec à son bord un homme et une femme : un joli clin d’œil à Out Run !
Il faut aussi souligner l’excellence des musiques réalisées par Hiroshi Kawaguchi (plus connu sous le nom de Hiroshi Miyauchi). Très pêchus, ces thèmes sont devenus de grands classiques. Bien évidemment, tout comme Out Run, After Burner a fait l’objet de multiples adaptations sur consoles et micros. Par exemple, l’honorable version Master System a été rendue possible grâce à l’arrivée de la cartouche 4 megabits (512 ko, oui ça fait peur) sur le support. Cette conversion a été réalisée par SEGA, à l’inverse de la mouture Mega Drive, conçue par Dempa. TENGEN, l’éditeur américain, a également programmé une version NES, assez catastrophique. Cette version sera corrigée par Sunsoft (amélioration du son, de la musique, retrait des scintillements, changement de la palette des couleurs…) et vendue sous le nom After Burner II sur Famicom. La NEC PC Engine aura le droit, quant à elle, à une formidable adaptation signée par NEC Avenue.
After Burner a eu un sacré parcours. Même s’il n’a pas réussi y mettre toutes ses idées, Yu Suzuki et son équipe sont parvenus, une nouvelle fois, à surpasser les limites. Techniquement surprenant et doté d’un fun incomparable, le jeu nous aura fait dilapider une petite fortune dans les salles d’arcade. Et pour ça, merci !