Thralled est une œuvre immersive et touchante sur l’esclavage du Brésil, au 18ème siècle. Dans un jeu d’aventure et d’énigmes en 2D, vous incarnez une jeune femme noire qui fuit la mauvaise traite infligée par le colonialisme.
Or, élément essentiel de cette histoire, vous devez prendre soin de son bébé et le protéger, sous peine de les voir mourir ensemble. Thralled est un jeu de réflexion, teinté d’émotions, sur les relations qui relient une mère et son enfant. Un jeu sur l’empathie et le soutien, qui a toujours sa place pour se questionner sur le monde passé et contemporain.
Pour tout savoir sur l’univers et le développement de Thralled, découvrez notre interview de Miguel Oliveira, le directeur créatif. Le texte est illustré par les dessins de Tiffanie Mang, la directrice artistique du projet.
Thralled est attendu pour la fin de l’année sur OUYA (une exclusivité de six mois) puis sur PC.
Aurélie Knosp : Isaura, cette mère qui fuit l’esclavage, est-elle inspirée par une vraie histoire ? Ou c’est simplement le contexte d’esclavage en 1700 au Brésil qui importe ?
Miguel Oliveira : Le voyage d’Isaura n’est pas inspiré par une personne en particulier. Elle représente plutôt un cumul d’expériences horribles subies par des millions d’humains. Ce qui est littéralement ou métaphoriquement dépeint dans Thralled est arrivé à beaucoup d’esclaves dans le Brésil colonialiste et tant d’autres pays. Fait valable il y a 500, 400, 300 ans et qui arrive encore aujourd’hui.
A.K : Comment racontez-vous son aventure (par les décors, le game design, les dialogues, etc) ?
M.O : L’histoire est principalement transmise par des interactions et l’esthétique environnementale. Nous essayons de prendre l’avantage maximal de l’unicité de ce moyen. Il n’y a absolument aucun dialogue. Les relations entre les personnages se développent par des gestes, spécifiquement ceux qui sont engendrés par les joueurs. Par exemple, Isaura ne proclame pas son amour pour son enfant en disant « Je t’aime ». Elle le fait en le tenant simplement serré, une action qui est déclenchée par un bouton. De cette façon, nous essayons d’impliquer le joueur dans cette action d’une façon très intime. Ils font partie de l’histoire et des relations qui se jouent au cours de son développement.
A.K : Êtes-vous allés sur place (au Brésil) prendre des photos, faire des croquis, enregistrer des sons ? Si oui, quels sont les éléments apportés ?
M.O : Je n’ai jamais personnellement été au Brésil, malheureusement ! Cependant, notre compositeur est brésilien et a un sens aigu de la culture et de l’Histoire de cet endroit. Cependant, ce que nous ne savons pas du Brésil, nous l’apprenons dans des livres et par internet. Nous avons consulté une multitude de sources littéraires et visuelles d’où nous tirons la connaissance du pays et son Histoire.
A.K : La direction artistique est-elle inspirée par les peintures de Jean Baptiste Debret ou les tapisseries de Desportes ? D’autres artistes ?
La direction artistique de Thralled est en particulier inspirée par Debret et Desportes, parce que nous avons étudié leur travail au début de développement. Tiffanie est aussi très investie dans l’animation et s’inspire d’auteurs de cette industrie – des gens comme Pascal Campion, Lorelay Bove, Helen Chen et Mike Hernandez, pour en nommer quelques-uns.
A.K : Dans Thralled, quels environnements allons-nous découvrir ? Quels sentiments voulez-vous transmettre ?
M.O : Tous les décors qui sont explorés dans Thralled touchent au voyage de beaucoup d’esclaves africains forcés de le faire sous l’oppression de leurs ravisseurs portugais. Les environnements sont particuliers au Brésil colonialiste. Et la plupart de l’expérience a lieu dans une version romancée de Pernambuc, un état fédéré du Brésil.
Les sentiments que nous voulons évoquer sont ceux de l’empathie pour le personnage. Nous voulons favoriser une relation de compréhension entre le joueur et Isaura, qui représente une population de beaucoup de personnes victimes. Et par extension, que les joueurs prennent soin de ces gens. Nous voulons cultiver la sensibilité du public pour la souffrance d’autrui, les influencer pour être une force vers le bien. Tous les médias ont le pouvoir de former la façon dont les gens pensent. Or, les médias interactifs n’ont pas moins de potentiel que la littérature ou les films pour faire pareil.
A.K : Quelle place donnez-vous aux effets sonores et à la musique ?
M.O : Ils sont absolument cruciaux à la qualité de l’expérience. La musique et les effets sonores s’appareillent avec les images pour donner le ton, l’atmosphère. Ils contribuent à l’histoire dans la façon dont ils informent les joueurs sur les sensations d’Isaura, à un moment donné. Et cela aide à son tour la synchronisation émotionnelle des gens à grandir avec elle. Il n’y a aucun autre outil que le son pour efficacement influencer les sentiments des joueurs. Et nous essayons de l’utiliser avec l’avantage maximal.
A.K : Vous dites que les médias interactifs ont un potentiel immense pour raconter une histoire. Dans quelles mesures ?
M.O : J’estime que les médias interactifs ont le potentiel pour raconter n’importe quelle histoire et s’approcher de n’importe quel sujet. Qu’est-ce qui l’arrête ? Ce moyen a le potentiel de faire naître des œuvres qui racontent n’importe quelle histoire possible, qui explorent n’importe quelle émotion, qui profite des portées les plus profondes de la condition humaine. Il peut le faire d’une façon qui diffère radicalement du film ou de la littérature. D’une manière qui est interactive et, par extension, peut-être plus intime, impliquant les joueurs d’une façon très distinctive. C’est pourquoi évoluer avec ce moyen est immensément passionnant. Il ouvre la porte à tant d’extraordinaires possibilités. Nous avons un nouveau moyen à notre possession, une nouvelle façon d’explorer et de communiquer avec d’autres. Cependant, il y a toujours beaucoup de travail à faire, jusqu’à ce que nous commencions même à profiter de ce potentiel – Seulement, une quantité très limitée d’expériences interactives existe vraiment.
A.K : Qu’entendez-vous par 30 millions d’esclaves aujourd’hui ? Pensez-vous que vous pourriez affecter des joueurs sur cette situation et changer cela ?
M.O : Non seulement, nous voulons que les gens pensent à la situation critique d’un peuple victime de l’esclavage colonial ; mais aussi aux conséquences sur la société contemporaine. Des peuples sont soumis aux mêmes maux aujourd’hui. L’interactivité, comme tous les autres médias, modèle la façon dont les personnes pensent, affecte la façon dont ils voient le monde et imaginent d’autres. Si nous pouvons faire réfléchir et, le plus important encore, faire comprendre la souffrance d’autrui, alors peut-être que nous pouvons rendre ces gens meilleurs et plus ouverts. Peut-être que nous pouvons en faire des conducteurs de changement. Roger Ebert a une fois dit : « Les films sont des machines qui produisent l’empathie, les ponts qui connectent l’esprit des individus ». Pourquoi les jeux ne peuvent pas faire aussi cela ?
A.K : Comment Thralled est-il passé de projet étudiant à un jeu commercialisable ? Quels sont les changements, vos ambitions ont-elles augmentées ou diminuées ?
M.O : Thralled est devenu un projet commercial car Kellee Santiago, la responsable des relations avec les développeurs, s’est approchée de nous à la fin de l’année universitaire. Et elle nous a offert un accord pour finir Thralled et le commercialiser. Ce ne serait pas possible sans Kellee et les gens de OUYA, vraiment. Nos ambitions restent plus ou moins les mêmes qu’elles étaient. Mais maintenant, nous avons une réelle chance de les réaliser.
A.K : Pourquoi et comment cette exclusivité avec OUYA ?
M.O : Parce que c’était l’accord que nous avons établi avec OUYA – l’Exclusivité en échange du support financier. Sans cette aide, Thralled n’aurait pu être achevé. Donc la décision nous est venue très naturellement. Les gens à OUYA ont été d’un extrême soutien et nous ne pouvions pas être plus reconnaissants pour leur extraordinaire aide.
A.K : Comment définissez-vous le « Serious Game » ? Pourquoi certains considèrent Thralled comme un Serious Game ?
M.O : Je ne considérerais pas exactement Thralled comme un « Serious Game » à cause du stigmate attaché à cette catégorisation. « Les Serious Games » sont d’habitude seulement consacrés à l’instruction des joueurs sur un sujet spécifique, en dépit des qualités des jeux sur l’autre spectre du divertissement (les Halos, Call of Duty, etc) et de l’engagement- ce qui est d’habitude appelé le facteur « amusant ». Avec les titres qui sont seulement consacrés au divertissement, les joueurs doivent faire très peu d’effort pour être engagés. Thralled s’efforce d’être quelque chose entre les deux. Nous voulons que ce soit une expérience éducative, mais qui tend aussi aisément vers l’engagement.
A.K : Un dernier mot pour ceux qui veulent commencer le développement de jeux indépendants ?
M.O : Je n’estime pas que je sois le plus qualifié pour donner de bons conseils aux nouveaux venus sur la scène de jeux indépendants. Mais je dirais ceci : Trouvez l’inspiration dans d’autres sources que les jeux. Tirez de cela et de votre vie, autant d’expérience que vous pouvez. Essayez de trouver votre voix et votre place dans le monde de la création. Croyez en vous et n’abandonnez jamais.