Cela fait maintenant quelques semaines que je contacte d’anciens membres de SEGA of America. Scot Bayless, en plus d’apparaître dans une célèbre publicité US, fut le Directeur technique du SEGA Multimedia Studio qui a donné vie à l’ambitieux Jurassic Park sur MEGA-CD. Récemment, j’ai pu lire de nombreuses interviews de l’homme et c’est tout naturellement que j’ai décidé de le contacter pour en savoir plus sur son parcours. Au cours de cette entrevue, nous avons brassé un grand nombre de thématiques et ce fut l’occasion de revenir, en long, large et travers, sur le SEGA des années 90. MEGA-CD, SEGA Multimedia Studio, Jurassic Park, les relations entre SEGA Japon et SEGA of America, des anecdotes croustillantes… c’est ce qui vous attend dans ce long entretien.
Encore merci à Scot pour sa gentillesse et le temps passé à répondre à toutes mes questions.
Pouvez-vous nous raconter comment tout a commencé pour vous ? Étant enfant, vous vous attendiez à suivre une telle voie ?
J’ai toujours trouvé les jeux vidéo fascinants. Quand mon frère avait huit ans, je lui ai appris à jouer aux échecs et je me souviens, étant enfant, que nous passions beaucoup de temps à jouer à des jeux de société. Pour moi, il s’agit assurément d’un déclic qui m’a conduit à suivre une carrière dans l’univers du jeu vidéo. Au lycée, je me suis spécialisé dans l’art et le théâtre et j’ai été accepté au Art Center College of Design (NDA : Il s’agit d’une université très réputée, fondée en 1930 et ayant ses quartiers dans la ville de Pasadena en Californie). À l’époque, j’étais presque sûr que j’allais suivre un chemin m’amenant vers l’art et le design industriel.
Et puis, un jour, je suis arrivé en retard à un cours d’acting et j’ai pris un raccourci à travers le centre informatique. Je me souviens être passé devant une immense fenêtre donnant sur une salle remplie d’ordinateurs. À l’intérieur, il y avait un type avec une grosse moustache et une veste en velours côtelé en train de travailler sur un terminal graphique. Sur l’écran, il y avait une image abstraite, d’une beauté surnaturelle et j’ai pensé alors ‘Je dois absolument apprendre à faire ce genre de choses !’ Donc là, j’ai zappé le cours auquel je devais me rendre et je suis entré à l’intérieur de la salle. Le mec en moustache était en fait le responsable du département informatique de l’établissement et il m’a invité à suivre un cours de programmation avec lui. Bien évidemment, je n’ai pas hésité…
Hop, on avance de deux mois dans le temps et je suis là, en face de ce fameux terminal, avec un livre de physique sur les genoux et des livres de programmation et de mathématiques sur le sol. Je codais comme un fou furieux sur ce qui deviendra, vous l’avez deviné, mon premier jeu. Après cela, je n’ai plus pensé au passé, mais il m’a fallu attendre douze années pour que je puisse, à mon tour, entrer dans l’industrie du jeu vidéo. Cet évènement, au lycée, est le moment qui m’a conduit à ce que je suis aujourd’hui.
Comment avez-vous commencé à travailler pour SEGA ? Avez-vous rencontré Mark Cerny à l’époque ?
Je venais juste de terminer la production de Falcon 3.0 (un jeu d’avion sur MS-DOS) quand l’un de mes amis a mentionné le nom de SEGA of America. À l’époque, la société était en plein boom et ils recherchaient des ingénieurs. J’avais rencontré Ken Balthaser quelques années auparavant et je l’aimais bien, donc je me suis dit que ça valait le coup de tenter l’expérience et de voir ce que SEGA pouvait proposer.
Mark, lui, était à SEGA Technical Institute quand j’ai rejoint l’entreprise. Nous faisions partie d’un tout nouveau studio américain, sous la direction de Shinobu Toyoda. De ce fait, nous n’étions pas beaucoup en relation avec STI.
Ceci dit, nous n’étions pas complètement isolés les uns des autres. À un moment donné, Yuji Naka a entendu parler de mes travaux. Je travaillais sur des techniques de compression visant à afficher plus d’éléments graphiques sur la Mega Drive. Il a entendu parler de ça et il m’a contacté, me demandant si ses gars pouvaient récupérer ce que j’avais écrit pour Sonic 2. Donc oui, il y a un peu de mon code dans le second épisode du hérisson.
À quoi ressemblaient les bureaux de SEGA Multimedia Studio ? Vous souvenez-vous de l’organisation ? Était-ce un open-space similaire à celui de SEGA Technical Institute ?
Je m’en souviens bien. Lorsque nous avons déménagé dans le bâtiment sur Shoreline Drive, il s’agissait d’un open space avec quelques bureaux fermés regroupés dans des zones centrales. Mon bureau était dans l’un de ces espaces et mon équipe travaillait dans des sortes de « cubes » à proximité.
Quand j’ai rejoint SEGA, je travaillais sous les ordres de Jim Huether en tant que Directeur Technique. Jim faisait ensuite transiter les informations à Ken Balthaser qui s’assurait d’informer à son tour Shinobu Toyoda. Un an après mon arrivée, l’organisation de l’entreprise a été chamboulée et c’est à cette période qu’a été formé le SEGA Multimedia Studio, sous la houlette de Tom Reuterdahl. À son tour, il faisait remonter toutes les avancées de la production à Shinobu. Je suis allé travailler pour Tom au SEGA Multimedia Studio.
Peu de temps après, SEGA a signé l’accord de licence pour Jurassic Park et c’est devenu complètement dingue ! On a senti la montée en puissance du studio, en essayant de nous adapter à la création d’un jeu AAA destiné à une nouvelle plate-forme, qui était encore en prototype à l’époque. C’était fou ! Mais c’était aussi une énorme dose de plaisir. Nous étions une bande de geeks excentriques, passionnés, acharnés à créer le futur.
Maintenant, pouvez-vous nous parler de l’ambiance qui régnait au sein de SEGA Multimedia Studio ? Sur Youtube, les fans de SEGA peuvent découvrir un making-of de Jurassic Park vraiment impressionnant. Un peu comme si Hollywood s’était invité dans l’univers du jeu vidéo !
Whow, je n’avais pas vu cette vidéo auparavant !
En fait, à l’exception de Joe Miller (NDA : Directeur Technique chez SEGA Technical Institute) et Tom Reuterdahl, tous ces gens ont travaillé pour moi sur le projet Jurassic Park. Il y a des dizaines d’histoires dont je pourrais vous parler et la manière dont nous sommes parvenus à terminer le jeu mais voici l’essentiel de ce qu’il faut savoir :
Au début du projet, je dirigeais l’équipe d’ingénieurs du studio. Tom a alors fait appel à un producteur d’Apple qu’il a embauché pour mener à bien le projet Jurassic Park. SEGA avait versé une somme colossale pour obtenir les droits de la licence et la pression était terrible. Malheureusement, alors que nous étions en avance sur le plan technique, le game design et la réalisation du jeu prenait de plus en plus de retard.
Pour faire simple, le projet n’avait pas de direction claire. La planification des tâches était quasiment inexistante et, comme on pouvait s’y attendre, cela a conduit à beaucoup de frustration, surtout parmi mes ingénieurs et les artistes de Mimi Doggett (NDA : Directrice artistique de SEGA Multimedia Studio). On a travaillé comme des forcenés mais la moitié de nos travaux ont été abandonnés.
Le point de rupture est intervenu quand Tom s’est rendu à Tokyo. Sur place, il devait participer à une réunion avec l’ensemble du board de SEGA pour faire le point sur le jeu. Je me souviens très bien de ce jour. Il était deux heures du mat’ (heure du Pacifique) quand mon téléphone s’est mis à sonner. À l’autre bout du fil, c’était Tom. Là, il m’a balancé : « Tu es désormais en charge de Jurassic Park. Fais en sorte de mener à bien le projet. » De toute évidence, la réunion s’était mal passée au Japon.
Dès le lendemain, j’ai pris la relève en tant que Producteur exécutif sur Jurassic Park et j’ai commencé à me creuser les méninges. La première chose que j’ai fait, c’est de rencontrer l’ensemble des chefs de départements (art, son, design…) et d’effectuer un audit des disfonctionnements. La réponse courte se résumait à des objectifs peu clairs et une communication abominable entre les différents services. Non seulement le projet manquait d’un objectif global mais, en plus, personne ne savait ce que l’autre était en train de faire.
Ma solution a consisté à faire le point avec chaque groupe et à fixer des objectifs très clairs, pour avoir une vision globale du jeu final. Là, j’ai formé des équipes de deux à six personnes (pour chacun des départements concernés) en donnant à chacun la réalisation d’éléments-clés dans le jeu. Je rencontrais les équipes tous les jours en leur expliquant précisément ce que je voulais et ce que j’attendais de leur travail. Après ça, on a fait de vrais progrès et nous avons travaillé comme une véritable équipe de production. Le reste, comme on dit, c’est l’histoire qui s’est chargée de le dessiner.
On imagine pas la pression qu’il pouvait y avoir sur vos épaules à cette époque. Surtout pour Jurassic Park, qui était un projet énorme pour SEGA.
La pression était énorme – et pas seulement pour moi. Je me souviens que Joe Miller s’est pointé au bureau un dimanche à 17h30 et qu’il a vu mes ingénieurs jouer… à Doom. Il ne leur a rien dit sur le moment mais il m’a envoyé un mail salé pour comprendre pourquoi mes gars étaient en train de s’éclater sur Doom alors que nous avions un jeu très important à terminer.
Je me suis alors rendu dans son bureau et je lui ai expliqué que :
1 / Il était quasiment 18 heures un dimanche soir.
2 / Ce jour-là représentait le 100ème jour de travail d’une équipe qui bossait 7 jours sur 7.
Je me souviens lui avoir dit : « Joe, ces mecs seront toujours là à minuit. Il est temps de lâcher du lest. »
Mais aussi dur que fut ce développement, je ne pense pas qu’un seul d’entre nous aurait échangé sa place contre un autre. Nous étions une équipe et nous étions vraiment content de ce que nous faisions.
Pouvez-vous nous parler des relations entre SEGA of America et SEGA Corporation ? Un paquet de légendes urbaines racontent que c’était très tendu, notamment le combat permanent entre Tom Kalinske et Hayao Nakayama. Vous avez aussi connu Michael Katz (NDA : Président de SEGA of America de 89 à 91) mais avez-vous rencontré Hayao Nakayama ? Et si oui, comment était-il ?
J’ai pu m’entretenir de temps à autre avec Nakayama-san, mais j’ai eu plus de contacts avec Shinobu Toyoda, avec qui je correspond toujours d’ailleurs. Comme beaucoup de légendes urbaines, il y a une part de vérité dans ce qui est raconté. Mais en réalité, les faits sont beaucoup plus complexes. Voilà ce dont je me souviens :
Nakayama-san était très ouvert et très favorable aux ambitions et choix de SEGA of America. Il avait la réputation d’un gars prêt à prendre des risques. Dès le début, Tom Kalinske a rencontré un grand succès en poussant l’entreprise vers le multimédia. Souvenez-vous, nous étions au début des années 90 et le MEGA-CD était une réponse de SEGA à une industrie désireuse de se tourner vers le CD-ROM, support pré-visualisant le futur du jeu vidéo.
La tension est intervenue plus tard et s’est produite à cause de multiples évènements :
Tout d’abord, la période de lancement du MEGA-CD était chaotique. La documentation mettait des plombes à arriver et c’était pire pour les kits de développement. Pendant des mois, mes gars ont dû utiliser de vieux prototypes qui faisaient la taille d’une malle et qui fonctionnaient environ 30% du temps. On a dû faire face à toutes sortes de problème, pas seulement avec les équipes internes, mais aussi avec les éditeurs tiers. Parvenir à commercialiser cet appareil nous a demandé des efforts monstrueux, sans parler des sérieux problèmes techniques qu’on a dû résoudre.
Deuxièmement, en raison du lancement approximatif du MEGA-CD, les premières ventes n’ont pas répondu aux attentes. Par conséquent, Tom et Nakayama-san en prenaient pour leur grade, chacun de leur côté, par le board de SEGA.
Troisièmement, SEGA of America était persuadée que les jeux en Full Motion Video pousseraient les joueurs à se procurer le MEGA-CD. Malheureusement, la hype autour de ce procédé était bien inférieure aux quantités mises sur le marché et les joueurs se sont détournés de la FMV. La leçon que l’on peut tirer de tout cela, c’est que la Full Motion Video n’est pas du gameplay.
Tout cela a conduit, avec la Saturn se profilant à l’horizon, à une situation où Nakayama a dû se démener pour trouver quelque chose de suffisamment important pour contrer Nintendo et les autres (notamment Atari qui venait juste de lancer sa Jaguar). Cela a amené tout un tas de décisions catastrophiques provenant à la fois de SEGA Japon mais aussi de SEGA of America.
La société entière a fait l’erreur de réagir au lieu d’agir et de prendre des décisions de leader. Et quand ces décisions conduisent à des échecs, cela fait naître de la frustration et on vous montre du doigt. Bon nombre d’employés de SEGA of America ont accusé SEGA Japon de retarder l’envoi des technologies et des informations qui étaient indispensables au succès de la firme en Amérique du Nord et en Europe. De l’autre côté, nombreuses sont les personnes chez SEGA Japon à avoir blâmer SEGA of America pour son manque de réaction et son incapacité à répondre aux attentes des joueurs.
Les deux avaient tort – et bien entendu, les deux avaient raison.
Pour les fans, SEGA est une entreprise qui a toujours prôné le fun, avec une atmosphère unique et une grande liberté laissée aux créateurs. Pensez-vous, maintenant en 2016, qu’il existe une entreprise dans le monde qui ressemble à SEGA ?
J’adore cette question !
L’image du « fun » que SEGA a toujours projeté est à la fois une réalité et de la fiction. Les attachés de presse et les équipes du marketing ont travaillé très dur pour transmettre cette impression d’entreprise cool. C’est d’ailleurs pour ça que je me suis retrouvé dans ces deux pages de publicité (NDA : pour le MEGA-CD) dans le magazine Rolling Stones. Mais, au jour le jour, SEGA n’était rien d’autre qu’une grande entreprise avec tous les problèmes auxquels les sociétés d’importance doivent faire face.
Et pourtant, il y AVAIT quelque chose de différent… Un jour, après la fin du développement de Jurassic Park, mon téléphone s’est mis à sonner et c’est une voix délicieuse de femme, avec un accent britannique, qui m’a répondu. ‘Est-ce Scot Bayless à l’appareil ?’ J’ai répondu qu’il s’agissait de moi et elle m’a dit ‘Pouvez-vous patienter, David Bowie va vous contacter.’ Dix secondes plus tard, David Bowie en personne m’invitait à New York. Et des trucs comme ça, je peux vous dire que ça ne se produit pas très souvent chez Intel. 🙂
Quant à la nouvelle SEGA ? Oui, c’est probablement évident, mais je dirais que Sony Worldwide Studios, sous Shuhei Yoshida, est l’héritier. Contrairement à SEGA, les équipes de Shuhei sont dirigées comme une myriade de studios indépendants. Ils font face à des attentes incroyablement élevées, mais ils ont aussi beaucoup d’autonomie. Avec le talent nécessaire et un leadership ambitieux, leurs résultats parlent pour eux.
Quel est votre ressenti justement à propos du SEGA d’aujourd’hui ?
Je pense que SEGA est une créature bien différente de nos jours. L’approche est bien plus légère et pragmatique qu’autrefois. Pendant des années, ils ont lutté pour définir leur image. Dernièrement, ils semblent se concentrer vers des studios d’importance – un peu comme s’il piquait une page du livre de Shuhei – et ça semble fonctionner.
Vous souvenez-vous d’anecdotes amusantes liées à SEGA Multimedia Studio, à vos collègues ou à l’ambiance générale chez SEGA ?
Fizzball ?
Durant le développement de Jurassic Park, il fallait se défouler. Ce n’était pas que pour la recherche du fun uniquement, c’était carrément obligatoire. Donc, pour faire prendre du bon temps à toute l’équipe, les artistes de Mimi Doggett ont inventé Fizzball. Il s’agissait tout simplement de jouer au baseball sur le parking avec une canette de Coca-Cola, qui était autorisée à prendre le soleil pendant quelques heures à la place de la balle.
Vous n’avez pas idée à quel point le Coca-Cola chaud peut être collant…
Pour terminer, voici une question libre. Pouvez-vous nous donner votre ressenti vis à vis de votre expérience chez SEGA ? Et quel est votre point de vue sur l’industrie d’aujourd’hui ?
SEGA fut, sans aucun doute, l’un des meilleurs moments de ma carrière. Je me souviens encore de ces gens, devenus à la fois des amis et des compagnons d’armes. Leur énergie et leur talent étaient vraiment épiques et je les adore tous.
Pour moi, SEGA a été un tournant majeur. J’ai quitté l’entreprise pour fonder un studio indépendant avec une poignée d’amis. Ce studio fait maintenant partie de Sony et les choses que SEGA m’a appris sont devenues les outils qui ont lancé ma carrière. Sans SEGA, je n’aurais jamais connu le succès que j’ai obtenu avec Microsoft et Capcom.
Quant à l’industrie, je suppose que je peux la résumer de la sorte : « Tout ce qui est vieux est nouveau. » La technologie est beaucoup plus complexe désormais. La taille des équipes de développement est de plus en plus importante. Les budgets aussi. Mais les petites équipes indépendantes, parfois même une seule personne, peuvent avoir un impact énorme sur le secteur. Donc, c’est différent d’autrefois, mais c’est aussi, bizarrement, très familier.
La technologie qui pourrait modifier radicalement notre approche du jeu vidéo est la réalité virtuelle/augmentée. Ce n’est pas dit que cette génération (de VR) est celle qui va tout changer mais je pense qu’il y a de fortes chances. C’est pour cela que je travaille avec une startup spécialisée dans la VR. Nous sommes l’un des studios qui travaillons très dur pour définir le divertissement autour de la réalité virtuelle. Ce n’est pas une tâche facile mais, dans un sens, cela me rappelle mes jours passés au sein de SEGA. Nous n’avons peut être pas réussi, mais c’était un pied d’enfer de participer à tout ça.
Comme Ken Balthaser a autrefois plaisanté : « Cela ne marchera peut-être pas, mais merde, on s’en fout… »
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