Il fut un temps, chaque console PlayStation qui voyait le jour était systématiquement accompagnée d’un Ridge Racer. Porte-étendard automobile de Namco durant des années, la série n’a aujourd’hui plus du tout la même aura. Il faut dire que l’époque a changé et que la révolution 2D/3D est maintenant loin derrière nous. Le début des années 90, en matière de jeux vidéo, peut s’apparenter à une explosion de créativité. Ainsi, quiconque a connu cette période ne peut décemment pas oublier des titres comme Virtua Racing, Virtua Fighter ou encore Daytona USA. SEGA, concurrent direct de Namco, est longtemps restée maître dans le domaine de l’arcade. Ces machines surpuissantes servaient généralement de tests, techniques tout d’abord mais aussi afin de déterminer le potentiel d’un titre. Si l’essai était concluant, il y avait alors de très grandes chances pour que le jeu débarque, plus tard, sur consoles de salon. Ridge Racer en est un parfait exemple…
Année 1993. Au siège de Namco, tout le monde retient son souffle. Alors que la bataille contre SEGA se fait de plus en plus vive, les employés de la firme de Pac-Man finalisent la mise au point d’une technologie très puissante : la carte d’arcade System 22. Évolution de la System 21, celle-ci se pare de caractéristiques largement supérieures, tout en offrant un vaste éventail de techniques parfaites pour les développeurs. Capable d’afficher la bagatelle de 240 000 polygones à la seconde, elle est le fruit d’un partenariat entre Namco et Evans & Sutherland, une société américaine spécialisée dans l’exploitation de ressources informatiques (en ce temps, cette approche est assez répandue puisque SEGA en a fait de même avec General Electric Aerospace pour la carte Model 1). Le Game Designer Fumihiro Tanaka se frotte les mains. Avec une telle puissance brute, les rêves les plus inaccessibles sont possibles.
ENCORE UN JEU DE F1
Ce qui peut ressembler à une légende urbaine n’en est pas une. Le Japon, au début des années 90, est passionné par la Formule 1. Le pilote Alain Prost, véritable star au pays du Soleil Levant, ne pourrait que le confirmer. Par conséquent, et c’est l’effet boule de neige qui veut ça, tous les jeux vidéo automobiles sortis à cette époque sont, en grande majorité, des jeux de Formule 1. Lorsqu’il réalise Virtua Racing pour SEGA, Yu Suzuki n’est pourtant pas entièrement satisfait. En effet, à l’origine, le célèbre créateur de Hang On, Space Harrier, After Burner ou encore Out Run voulait développer un jeu de rallye. Mais la technique n’aidant pas, il a dû se « limiter » à un jeu de F1. Quelques années plus tard, il en sera de même avec le jeu français V-Rally. Au départ, l’équipe imagine non pas un jeu de rallye mais bel et bien un jeu de F1 appelé V-F1. Seulement, ils modifient leurs plans lorsqu’ils s’aperçoivent que Sony les a « trahi » avec un certain Formula One de Psygnosis (V-F1 devait être Le jeu de F1 de la PlayStation). Pour nombre de développeurs à cette époque, les jeux de F1 réclament moins de ressources que les jeux de rallye. De ce fait, il est plus aisé d’imaginer un jeu de F1 pour ensuite faire évoluer le moteur 3D vers un jeu de rallye. C’est ce que les concepteurs de V-Rally ont voulu faire à la base, mais le destin a en voulu autrement. Mais revenons à nos moutons et à Namco. En 1993, Fumihiro Tanaka et son équipe décident, eux-aussi, de créer un jeu de Formule 1. Des croquis sont réalisés et des essais techniques sont alors conçus afin de jauger les capacités du System 22.
« Ridge Racer n’est rien de plus qu’une expérimentation de la nouvelle carte d’arcade, mettant en avant un rendu spectaculaire grâce à un nombre important de polygones. A l’époque, au Japon, tous les jeux de simulation automobile étaient des jeux de F1, si bien que nous avons pensé nous aussi à en réaliser un lors des prémices de la conception. Mais plus le temps avançait, plus on se rendait compte que le jeu ne se serait jamais démarqué de la concurrence.«
Ce changement de direction est assez logique dans le sens où le rival, SEGA, a cartonné avec un certain Virtua Racing. Pour innover et montrer les capacités du System 22, Namco se devait d’aller encore plus loin.
« C’est pourquoi nous avons décidé d’intégrer des véhicules de type grand tourisme qui font la course sur la voie publique. Dès le départ, notre intention était de proposer un gameplay tout en « drift » (dérapages) et une approche arcade. Je suis certain que Ridge Racer, en format Formule 1, n’aurait pas eu le même succès. »
UNE LUTTE ACHARNÉE
Désormais appelé Ridge Racer, le jeu fait l’objet d’une multitude d’expérimentations techniques. Tous les développeurs se donnent corps et âme afin de rendre une copie spectaculaire, avec un maximum d’effets visuels. Au sein de l’équipe de Namco, l’émulation est telle que nombreux sont ceux à dormir au bureau et à ne rentrer que de temps à autre chez eux. La raison est simple : en face, chez SEGA, la Model 2 (techniquement équivalente au System 22) est en préparation. Et comme le milieu est assez petit, Namco est au courant des intentions du rival. Ils savent que la firme de Haneda prépare, elle-aussi, un jeu de course (qui deviendra Daytona USA). Par conséquent, tout le monde se donne à fond.
« Nos développeurs sont entré dans une véritable compétition pour atteindre des résultats inaccessibles jusqu’alors. Leur but était également de terminer avant la concurrence, même si ce n’était qu’une journée.«
Ridge Racer, dans sa version arcade, voit le jour à l’automne 93. Quelques semaines après, au vu des progrès réalisés et de l’effervescence autour des consoles de salon 3D (PlayStation et Saturn en tête), Namco commence à s’intéresser à une adaptation sur l’une de ces machines. Problème, la Saturn est la console de SEGA, le plus gros rival en arcade. C’est donc tout naturellement que Namco se tourne vers Sony et sa PlayStation (nom de code : PSX). Quelques temps plus tard, les pontes de Sony se déplacent à l’auditorium n°10 (une salle qui se trouve derrière les bureaux de Sony à Gotenyama, Shinagawa, à Tokyo) afin de présenter les capacités de la console et le premier prototype. Ce jour-là, près de 300 développeurs (représentant 60 éditeurs de jeux) assistent à la représentation. Nous sommes alors le 27 octobre de l’année 1993 et il est 10 heures du matin.
NAMCO ET SONY MAIN DANS LA MAIN
Si Namco fait partie des développeurs présents dans la salle, c’est parce que Ken Kutaragi, l’ingénieur en chef et créateur de la PSX, a voulu les intégrer immédiatement parmi ses développeurs exclusifs. Kutaragi va d’ailleurs rencontrer plusieurs fois les infographistes de Namco et l’ultime réunion le 27 juin 1993 va être le point de départ d’une étroite collaboration entre les deux sociétés. Peu convaincus au départ, les dirigeants de Namco vont finalement être subjugués par la présentation de Ken Kutaragi. Celui révèle plusieurs animations, dont un tyrannosaure entièrement réalisé en 3D. La réaction de Namco est telle que son Président, Shigekazu Nakamura, émet la possibilité d’utiliser la PSX pour l’arcade afin de réduire les coûts de production. En agissant de la sorte, les jeux d’arcade peuvent alors être adaptés en quelques mois sur PlayStation. Pour Namco, il n’est toutefois pas question d’abandonner le System 22 qui représente le fleuron de ses équipes techniques. Pendant un temps, la 3D n’est pas très bien vue dans le milieu des affaires. Chez Sony, Ken Kutaragi se heurte à la fois à sa direction mais aussi à ses propres collègues. C’est finalement SEGA et son Virtua Fighter qui va mettre tout le monde d’accord et faire comprendre à la profession entière que l’avenir est à la 3D. Réalisé par l’AM#2 de SEGA, Virtua Fighter va convaincre tous les constructeurs/éditeurs de s’intéresser de très près à la 3D. Le jeu de baston va aussi être l’un des points culminants du mariage Sony/Namco (afin de vaincre SEGA sur tous les plans : arcade et console de salon). Par ailleurs, Namco commence à en avoir assez des restrictions liées au statut d’éditeurs tiers pour Nintendo. Les royalties sont élevées et les retombées sont moins importantes que par le passé. Le deal entre Sony et Namco ne pouvait que se réaliser, même si, pendant un temps, Sony s’est montré méfiant vis à vis de Namco car l’éditeur songeait sérieusement à lancer sa propre console. Le Président de Namco, Nakamura-san, ira jusqu’à appeler Ken Kutaragi pour l’inciter à parler de son futur projet. Celui-ci finira par craquer et révèlera alors à son interlocuteur le projet PSX. Le monde des affaires est parfois redoutable… mais il est surtout le théâtre d’hommes et de femmes qui prennent parfois des risques inconsidérés. Lors de l’accord final entre Sony et Namco, la firme de Pac-Man a abandonné absolument tous ses développements encore en cours sur Super Famicom (équivalent japonais de notre Super Nintendo) pour se concentrer à 100% sur la PSX, future PlayStation. Si celle-ci se plantait, Namco aurait subi un véritable cataclysme. Heureusement pour eux, l’Histoire en a décidément autrement.
RIDGE RACER SUR PLAYSTATION
Le travail sur la version PlayStation de Ridge Racer débute en avril 1994. Yozo Sakagami, Directeur Artistique sur le jeu, s’en souvient très bien :
« Si mes souvenirs sont exacts, la réunion pour sélectionner les membres de l’équipe date du 30 mars 94. Il y avait 3 programmeurs, 5 artistes, un technicien sonore et moi-même.«
Vous l’aurez compris, l’adaptation a été conçue en un temps record de 6 mois. Et ce fut loin d’être une partie de plaisir car les programmeurs ont dû s’adapter aux librairies logicielles de la console.
« L’un des problèmes majeurs de la conversion, c’était le degré d’excellence atteint par l’équipe en charge de la version arcade. Nous voulions que l’opus PlayStation soit identique à son modèle, ce qui nous a valu quelques sueurs froides et pas mal de stress. »
Singer les sensations de l’arcade, voilà le but ultime souhaité par les responsables de l’adaptation console. C’est d’ailleurs dans cette optique que le neGcon (Ne-Ji-Con en prononciation nippone) verra le jour. Il s’agit d’une manette spéciale dont les deux moitiés peuvent pivoter. Ce contrôleur ne restera pas dans les mémoires mais cela montre la détermination de Namco. Durant des semaines, les développeurs s’affairent et font au mieux, en imaginant de multiples procédés afin d’alléger la lourdeur du programme d’origine. La PlayStation étant moins puissante que le System 22, il faut trouver des solutions. Pour les temps de chargement, les programmeurs intègrent Galaxian, un shoot célèbre des machines d’arcade. De cette manière, le joueur s’ennuie moins en attendant le chargement des données du jeu. Sakagami-san est d’ailleurs estomaqué par la vitesse de ses programmeurs :
« Je faisais partie de l’équipe en charge de Galaxian en arcade. J’ai fait cela en hommage à mon ancien boss. D’ailleurs, j’ai été stupéfait lorsque je me suis rendu compte que Galaxian était déjà implanté dans le jeu une journée après que j’eus donné l’idée. La nuit d’avant, j’avais passé les visuels au programmeur principal et j’avais eu peur de sa réaction très évasive. Et le lendemain, tout était parfaitement inséré, j’étais très content.«
Le reste du développement a été parfois un sacré casse tête dans la mesure où les ingénieurs en arcade ont utilisé des textures en haute résolution. De ce fait, pour obtenir une animation constante à 30 images par seconde sur PlayStation, les programmeurs ont dû joués de malice. La palette de couleurs de base a été modifiée tout comme certaines textures. La caméra, par rapport à l’arcade, a été un peu soulevée car une vue très rapprochée du sol occasionnait des clignotements et du clipping (apparition tardive des décors). Ridge Racer est dévoilé pour la première fois lors du salon spécialisé dans l’imagerie de synthèse, le Nicograph. L’impact est extrêmement positif et le jeu va alors devenir un incontournable de la PlayStation. Mais ça, c’est une autre histoire…
Sources : La Révolution PlayStation (Éditions Pix’n Love), Retro Gamer #52, Now Gamer