Connaissez-vous The Intercept ? Probablement pas… Sur le ‘papier’, ce devait être l’équivalent d’un Canard Enchaîné américain, le site de toutes les révélations. 10 mois après sa création, on cherche en vain des informations ayant secoué le monde…
Le paradoxe de The Intercept c’est qu’il s’agit d’un magazine dont la vocation est de révéler ce que d’autres médias n’auraient pas la possibilité de dévoiler et qu’il est financé par l’un des milliardaires du Web, Pierre Omidyar, un geek de luxe du genre ‘indécrottable baba cool qui a fait fortune’.
Faisons les présentations : Omidyar est le fondateur de eBay, l’une des rares start-ups qui ait démarré en 1995 et soit encore là aujourd’hui. En réalité, il est difficile de trouver un milliardaire aussi atypique que ce garçon qui a dédié la fortune accumulée chez eBay à des œuvres de philanthropie…
Aux alentours des années 2000, au plus fort de la vague des start-ups Internet, un leitmotiv revenait régulièrement. Ces jeunes yuppies qui faisaient fortune en quelques mois, avec la même inconstance que les héroïnes de la télé-réalité grisées par une gloire éphémère, n’étaient là que pour une raison : revendre au plus vite et au plus offrant, afin de jouer leur propre version du film de Woody Allen, Prends l’oseille et tire toi. Pierre Omidyar a représenté le contre-exemple parfait de cette vision cynique. Amical par nature, il semblait animé d’un profond désir de mettre sa fortune à la disposition de causes utiles.
Dès les premières heures d’eBay et tout autant par la suite, il n’a cessé d’afficher une profession de foi que l’on croirait issue d’un manifeste hippie : améliorer le monde. Certes, ce garçon est né en 1967 durant l’année du Flower Power. Tout de même, cela n’explique pas tout…
C’est l’entrée en Bourse d’eBay en 1998 qui a fait de Omidyar un millionnaire. Il s’est alors retrouvé, selon ses dires, « ridiculeusement riche » avec « bien plus d’argent que je ne pourrais jamais en utiliser ». Il dit avoir immédiatement ressenti un sens de responsabilité. Il voulait s’assurer qu’une telle manne serait dédiée à un bon usage.
D’avoir fait fortune permettait à Omidyar de réaliser un rêve d’enfance : contribuer à faire de cette planète un meilleur endroit où vivre. Il s’est donc lancé dans des activités de philanthropie. La fortune accumulée ouvrait bien des possibilités.
« Tout ce que j’ai fait prend racine dans la notion que chaque être humain dispose de capacités égales. Ce qui leur manque, ce sont des opportunités égales. J’ai donc eu pour but d’étendre l’opportunité d’un nombre de gens aussi grand que possible, afin qu’ils puissent atteindre leur potentiel. »
Fidèle à ses principes, Omidyar assume complètement une position selon laquelle « si vous donnez à d’autres la capacité d’agir bien, ils le feront ».
Les initiatives soutenues par le Omidyar Network sont variées. Toutefois, la cause la plus essentielle dans laquelle le milliardaire baba cool s’était jusqu’alors investi demeure la lutte contre le trafic humain. Omidyar et son épouse Pamela sont devenus les plus gros donateurs de ce domaine.
C’est au début des années 2000 que les Omidyar ont découvert qu’il existait un trafic des réfugiés et qu’il recouvrait diverses sortes de trafic d’humain dont un grand nombre d’enfants. Cette forme d’esclavage tarifé qui rapporterait 32 milliards de dollars chaque année. Pour enrayer ce phénomène, les Omidyar ont déboursé plus de 115 millions de dollars et financé 85 programmes de lutte contre l’esclavage au Népal comme au Congo ou au Liberia…. Ils ont notamment donné 600 000 dollars afin que 2 500 enfants puissent délaisser un travail dégradant au Népal et aller à l’école. Ils ont ensuite investi dans un programme permettant à 4 000 autres enfants d’échapper à cette forme moderne de l’esclavage et entendent continuer de plus belle.
Faisons un saut dans le temps. En février 2014, Omidyar a ainsi créé un site d’information, The Intercept, voué à être complètement indépendant. La première recrue de ce nouvel outil d’information a été une pièce de choix : Glen Greenwald, l’un des journalistes qui a recueilli les documents exfiltrés par le lanceur d’alertes Edward Snowden et les a révélés au monde le 6 juin 2013 via le journal The Guardian. Laura Poitras, la réalisatrice de documentaires qui a filmé l’interview d’Edward Snowden à Hong Kong a rejoint The Intercept, suivie par un autre réalisateur, Jeremy Scahill.
Selon Greenwald, il y aurait eu là une « opportunité journalistique qui n’arrive qu’une seule fois dans une carrière. Aucun journaliste ne pourrait décliner une telle offre ».
Dans la pratique, certains d’entre nous vont de temps à autre voir s’il y aurait de quoi grignoter sur la Une de The Intercept. Et nous zappons assez rapidement car on y trouve peu de choses à se mettre sous la dent.
Quels ont été les faits de gloire de The Intercept depuis son lancement ? En mai 2014, des documents provenant d’Edward Snowden ont prétendu que l’agence NSA projetait d’infecter des millions d’ordinateurs par le biais d’un clone de Facebook. Pas mal, mais après ce que nous avons eu durant une bonne année, pas de quoi fouetter un agent secret ;-).
En mai dernier, un autre article a annoncé que cette même NSA recueillait les informations téléphoniques de 5 pays dont le Mexique et les Philippines. Celui qui avait suivi l’affaire Snowden pouvait voir surgir la pensée (pas très glorieuse, c’est vrai) : ‘un de plus, un de moins…’. Mais pas de quoi faire la Une du Monde et autres médias d’informations. Nous savions déjà la NSA met en place des moyens vraiment titanesques pour savoir qui nous sommes, ce que nous écoutons comme musique, à quel jeu en ligne nous sommes abonnés…
Bref, on trouve certes sur The Intercept quelques articles qui vont à rebrousse-poil des idées reçues, mais ne trouve-t-on pas les mêmes pamphlets sur Rue89, Slate, le Plus de l’Obs et autres tribunes (Joypad.fr ?)
En mai 2014, un journaliste du Guardian – l’ancien employeur de Greenwald – a posé la question qui fâche : avoir quitter ce média pour suivre un magnat de la technologie, était-ce vraiment une bonne idée ? Greenwald a reconnu qu’il y avait peut être là une certaine contradiction. Et d’affirmer que The Intercept demeurait néanmoins, envers et contre tout, indépendant d’Omidyar.
Admettons. Mais en attendant, on est un peu en manque de super scoops. Serait-ce que les journalistes à la Greenwald et Lauras Poitras, ceux qui ont révélé l’affaire PRISM avaient déjà tout dévoilé avant de rejoindre The Intercept ? Ou bien encore que les polémistes d’hier se soient embourgeoisés.
Voilà ce qui arrive quand on se fait embaucher par un milliardaire ! Qu’on se le dise…
Daniel Ichbiah